Légalisation des casinos en ligne : l'offensive de l'AFJEL
L’Association Française des Jeux en Ligne (AFJEL), lobby des jeux en ligne, a communiqué début novembre 2025 sur son nouveau Baromètre du jeu illégal en ligne, alertant sur une supposée augmentation du nombre de joueurs sur des sites illégaux. Décryptage d’une stratégie de lobbying qui repose sur une technique bien rodée : financer sa propre étude pour mettre en avant des résultats qui vont dans le sens de ses intérêts, en toute opacité !
Une sémantique alarmiste largement reprise dans les médias, un appel à légaliser en urgence les casinos en ligne, mais pas de rapport ni de dossier de presse librement accessibles : l’AFJEL, qui regroupe les opérateurs de jeux en ligne tels que Betclic et Winamax, semble avoir fait passer son message avec succès sans pour autant étayer sa méthodologie.
Alors que la page dédiée au “Baromètre du jeu illégal en ligne » n’a pas été mise à jour depuis 2023, la communication de l’AFJEL est passée exclusivement par voie de presse. Les seuls éléments publiés directement par l’AFJEL apparaissent dans un post sur Linkedin. Le lobby des jeux en ligne y indique avoir repris la méthodologie d’une étude réalisée en 2023 par l’ANJ, l’autorité (publique) de régulation des jeux, sans rentrer dans les détails.
S’alarmant d’une croissance massive du marché illégal du jeu en ligne, l’AFJEL alerte sur le « fléau de l’illégal » et conclut à l’impérieuse nécessité d’agir collectivement, notamment en favorisant une offre légale de casinos en ligne. Un objectif de lobbying qui n’est pas nouveau comme le montrent les actions déclarées sur le registre des représentants d’intérêts de la HATVP.
Face à cette nouvelle offensive, il est important de mettre en perspective les éléments diffusés par l’AFJEL avec la réalité des chiffres communiqués par des instances indépendantes du secteur des jeux. Passage en revue :
- « 5,4 millions de joueurs contre 3,5 millions sur le marché régulé, en hausse de 35 % depuis 2023 » : l’AFJEL s’alarme d’une explosion du nombre de joueurs sur des sites de jeux illégaux.
Le décryptage d’Addictions France :
Selon le dossier du Parisien qui a eu l’étude en exclusivité, les chiffres sont issus d’un « sondage réalisé par le cabinet PWC pour l’AFJEL sur un échantillon de 5 000 personnes représentatif des Français âgés de plus de 18 ans, selon la méthode des quotas et de redressements sur la base des données Insee. » On est en droit de se demander d’où vient le chiffre de 5,4 millions de joueurs, un sondage ne permettant pas de dégager un chiffre en valeur absolue.
Quant au nombre de joueurs en ligne sur des sites légaux (paris sportifs, poker, paris hippiques…), l’OFDT l’estime à 3,9 millions en 2024, en hausse de 7,7 % depuis 2023. On peut légitimement penser que le nombre de joueurs en 2025, sur l’offre légale, dépasse aujourd’hui largement les 4 millions, donc bien au-dessus des 3,5 millions mis en avant par l’AFJEL. Et si on regarde l’ensemble du secteur des jeux, le nombre de joueurs (offre légale en ligne et en points de vente) s’établit à 24 millions. L’offre légale de jeux devance donc encore largement l’offre illégale.
- « Un record de croissance du marché illégal : + 35 % en 2 ans pour un produit brut des jeux (PBJ) de 2 milliards d’euros. Le marché illégal a dépassé le marché régulé des jeux en ligne en France. »
Le décryptage d’Addictions France :
Les données de l’OFDT publiées en septembre 2025 indiquent que le PBJ des opérateurs de jeux s’élève à 14 milliards d’euros en 2024. La part du marché du jeu en ligne (légal) continue de progresser et atteint 18,5 % du PBJ total en 2024, tirée en particulier par les paris sportifs en ligne. Le PBJ du jeu en ligne représente donc 2,6 milliards et sa progression contribue pour près de moitié à la croissance du marché des jeux observée entre 2023 et 2024. Il est donc faux de dire que le marché illégal en ligne a dépassé celui de l’offre légale !
- « Jusqu’à 4 milliards d’euros de coût social annuel supporté par la collectivité en raison des pratiques addictives des joueurs français sur les sites illégaux ».
Le décryptage d’Addictions France :
Le coût social de l’ensemble des pratiques de jeux d’argent et de hasard, y compris légales, est estimé à 15,5 milliards d’euros1. L’offre légale contribue donc deux fois plus en termes de coût pour la collectivité.
- « Pour l’Etat : 1,2 milliard d’euros par an de manque à gagner (+30 % par rapport à 2023). » Un chiffre établi par le cabinet de conseil (Astérès en 2024) dans le cadre d’une étude que l’AFJEL a elle-même financée.
Le décryptage d’Addictions France :
Il y a évidemment un manque à gagner pour l’Etat dans la mesure où l’offre illégale échappe à l’impôt. Mais au regard du coût social global de l’offre de jeux, un élargissement de l’offre légale de jeux conduira inévitablement à une hausse de la consommation (cf. note de position) et donc des pratiques addictives, ce qui engendrera des coûts largement supérieurs au gain de recettes fiscales.
- « Pour la santé publique : Aucune règle, aucune protection, 62 % de joueurs pathologiques et excessifs = + de 3 millions de Français ont développé une addiction en jouant sur le marché illégal ».
Le décryptage d’Addictions France :
Coïncidence sur les chiffres : 62 %, c’est aussi la proportion du chiffre d’affaires (ou PBJ) des opérateurs de jeux qui provient des joueurs en situation d’addiction ou de perte de contrôle. Que le marché du jeu repose sur les joueurs problématiques est effectivement très préoccupant, mais là aussi, cette réalité vaut tant pour l’offre légale qu’illégale.
- Ce marché illégal « bénéficie d’une large publicité sur Internet et les réseaux sociaux » avec une majorité de joueurs (90 %) qui a « joué après avoir reçu une publicité non sollicitée ».
Le décryptage d’Addictions France :
Le lobby des jeux en ligne reconnait ainsi la place prépondérante de la publicité dans les comportements de jeu. Un marketing qu’Addictions France dénonce depuis de nombreuses années car, que la publicité concerne une offre légale ou illégale, elle est par nature intrusive car elle s’impose aux consommateurs.
Là où le cynisme atteint son paroxysme, c’est quand d’une étude globale sur l’offre illicite de jeux (tous types de jeux confondus), on arrive à une proposition phare : la légalisation des casinos en ligne pour juguler l’explosion du marché illicite.
Lors du colloque annuel de l’AFJEL, réunissant la semaine dernière décideurs publics, parlementaires et acteurs du sport, Nicolas Béraud a ainsi affirmé que « cette explosion de 35 % en deux ans est liée à une difficulté croissante à bloquer ces casinos populaires car nous nous sommes réveillés un peu tard face à des sites ou des applications faciles à trouver sur Internet et les magasins d’applications »2. Pour lui, selon des propos repris par le média Les Enjeux, « l’attractivité de l’offre légale reste la clé pour assécher le marché noir, à l’image de ce qu’ont su faire d’autres pays européens. » Le propos de l’AFJEL apparaît ici clairement biaisé : le lobby cible les casinos en ligne illégaux, mais communique sur 5,4 millions de joueurs sur des sites illégaux qui concernent tant des sites de casinos que des sites pour lesquels il existe une offre légale (paris sportifs, poker, paris hippiques…) !
L’existence même d’une offre légale n’est donc pas une garantie de protection contre l’offre illégale, et encore moins de protection de la santé des joueurs. Au contraire, comme l’a montré Addictions France dans son rapport publié en septembre dernier, l’offre légale, par un marketing agressif visible partout (TV, radio, réseaux sociaux, affichage public…) et des incitations financières, conduit à une hausse des comportements addictifs.
La communication entourant ce rapport est avant tout la manifestation d’une méthode de lobbying qui rappelle celle employée par l’industrie du tabac : financer des études sur le marché illicite et utiliser ensuite les chiffres biaisés (sur les ventes prétendues illicites de tabac) pour demander des garanties ou avantages aux décideurs publics. Sans vigilance, ce type de manœuvre, pourtant bien identifiable, peut porter ses fruits.
Pour répondre au fléau bien réel que représente l’explosion du marché des jeux d’argent et de hasard en ligne, Addictions France appelle à ne pas se tromper de combat. Plutôt que d’augmenter l’offre de jeux accessible en ligne, la priorité est deux ordres :
- Renforcer les moyens et pouvoirs de l’ANJ en matière de blocage des sites illégaux ;
- Adopter une loi Evin pour encadrer la publicité des jeux d’argent et de hasard, en particulier sur les réseaux sociaux.
Myriam Savy,
Directrice de la communication,
de l’animation associative et du plaidoyer
Louise Lefebvre-Lepetit,
Chargée de la mission plaidoyer