En 1992, les pays de l’Union européenne ont décidé d’une plus grande convergence économique et monétaire en inscrivant dans le Traité de Maastricht des critères chiffrés qui devaient être respectés par tous les Etats membres soit, en résumé simplifié : inflation inférieure à 1,5%, déficit public inférieur à 3% du PIB et dette publique inférieure à 60% du PIB. Au nom d’un bon objectif, les technocrates européens ont inscrit ces critères pour l’éternité dans le marbre d’un traité, considérant que le paysage suivrait un cours paisible et stable. Cette erreur d’analyse, basée sur l’excès de confiance des économistes, s’est rapidement heurtée au mur de la réalité. En 2012, les seuils d’endettement à 60 % du PIB sont dépassés par tous les pays sauf deux, et les déficits publics par tous les pays sauf trois. Et l’inflation a largement dépassé le seuil fixé du fait d’évènements mondiaux : pandémie mondiale et guerre en Ukraine. Avec le temps, les critères sont devenus une référence que tous les pays adaptent tout en protestant de leur bonne foi. Au fil du temps, les critères de Maastricht sont devenus le symbole de la rigidité technocratique, dont les effets pervers sont occultés au nom d’un objectif noble.

Le financement de la prévention subit la même logique, selon laquelle la perfection de la gestion ne peut être questionnée, malgré des impacts négatifs évidents et soulignés par les acteurs de santé depuis de nombreuses années. La doctrine pour le soutien aux actions de prévention est celui de l’appel à projets, qu’on pourrait résumer ainsi : la puissance publique (Etat CNAM…) ne finance pas de structures associatives, mais seulement leurs projets pour une durée déterminée (de 1 à 3 ans). Cette règle appliquée sans exception ni nuance a plusieurs conséquences :

  • L’instauration d’un struggle for life, d’une mise en concurrence entre les associations, dont le résultat peut être littéralement vital pour les plus petites ;
  • La précarité permanente, pour les associations et en premier lieu pour les salariés qu’elles emploient puisque les crédits n’ont aucune inscription dans la durée ;
  • La minoration de leur objet social, des valeurs qui sont leur fondement au profit d’une appréhension purement utilitaire par la puissance publique de leur action ;
  • Les associations ne sont pas financées pour avoir du personnel permanent pour la prévention, et doivent donc les embaucher au gré des financements, et les former selon les à-coups des recrutements ;
  • Le transfert des programmes d’une association à l’autre : une association ayant porté un projet expérimental et probant, n’est nullement assurée de le porter elle-même dans la durée de la phase de déploiement, puisqu’il sera soumis à un appel à projet au bout de trois ans et possiblement attribué à un autre opérateur n’ayant ni l’expérience, ni l’expertise acquise durant a première phase. Car ce qui devient alors déterminant c’est d’abord la qualité de la présentation, et non l’expérience acquise ;
  • La difficulté à monter des dossiers, très complexes dans leur forme administrative, pour de petites associations dont les salariés permanents sont peu nombreux ; La confrontation à la procédure vide instantanément de son sens tous les discours sur la simplification administrative et le service des usagers.
  • La contradiction entre une inscription dans la durée qu’exige la prévention pour être efficace, et les financements sur des durées courtes.
  • La part croissante, en dehors du champ de la prévention pour l’instant, des cabinets de consulting dans la gestion et le traitement de ces appels à projets. Les administrations n’ayant pas la culture et souvent les compétences en interne pour mener ces appels à projets, ils sont invités à en sous-traiter la gestion à des cabinets privés dont la culture économique est parfaitement contradictoire avec les objectifs et la philosophie d’intervention des corps intermédiaires. On constate que bien souvent ils n’en comprennent pas le fonctionnement, ou peut-être le comprennent-ils trop bien et souhaitent-ils la transformer profondément au nom de leur propre philosophie d’action.

Le seul effet positif, mais à quel prix, est de lutter contre les rentes de situation.

En fait l’objectif non-dit de cette technique d’attribution des crédits est la concentration des associations au détriment de leur diversité. Les grosses associations ont pu constituer un socle, sous forme d’une accumulation primitive avant l’instauration du couperet des appels à projets, mais les petites périront ou devront montrer des capacités de survie héroïques. A terme, si seules les grosses associations survivent, la lutte contre les rentes de situation rencontrera une limite du genre « too big to fail » (trop gros pour mettre la clé sous la porte), car l’effondrement d’une grosse structure mettrait en péril des pans importants de la prévention, soit les lois du capitalisme entrepreneurial et financier appliquées à la prévention et au milieu associatif. La rigidité de type maastrichtien produit les mêmes effets, évidemment à une moindre échelle, que pour l’Union Européenne, le découragement et le scepticisme.

Pourtant, un autre modèle serait possible, si on sortait d’une doxa technocratique qui ne souffre aujourd’hui aucune contestation. Il consisterait à différencier les attributions de crédits en fonction de la valeur probante des actions menées :

  • Quand les actions ou programmes ont démontré leur efficacité, un financement sur une durée longue (avec reporting et contrôles réguliers de la bonne exécution) serait pertinent
  • Pour les programmes expérimentaux ou innovants, un financement sur appel à projets pour une durée limitée serait nécessaire pour en démontrer la pertinence

Enfin, il faut relever que les CSAPA qui relèvent du Code de l’Action Sociale et de la Famille ont des missions obligatoires de prévention sans financement pérenne, alors que pour les autres missions ces structures sont autorisées pour 15 ans et financées par une dotation globale (DGF). La puissance publique devrait faire preuve d’ambition et de créativité en changeant de paradigme au niveau national. Déjà dans une région, les financements de la prévention sont inscrits dans l’Ondam, et adossés à un CPOM.

Le milieu associatif serait certainement prêt à une concertation sur l’ensemble du financement de la prévention pour peu que l’Etat et l’Assurance maladie s’y prêtent.

 

Bernard Basset

Médecin spécialiste en santé publique

Président d’Addictions France